Falco, 2021 - en cours
Projet soutenu par une bourse d\'aide à la création du Conseil départemental de la Drôme, l\'aide à la création de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes et le Centre d\'art et de photographie de Lectoure.
C‘était avec le vieil ermite, que Falco s‘était mis à pêcher. Il restait de longues heures en silence au bord du lac et ce n‘était pas pire que le silence de la cabane. Depuis des mois, il se déplaçait de silence en silence, c‘était ce qu\'il était venu chercher ici, rencontrer le silence, rentrer dans le silence, marcher dans le silence, faire taire toutes ces voix qui le réveillaient la nuit, qui lui disaient ce qu\'il aurait dû faire pour sauver son fils. Comment aurait été la vie s‘il n‘y avait pas eu la mort, blanche, immense — tatouage à l\'aiguille sur son dos qui lui brûlait la mœlle épinière. Il voyait encore, au milieu des arbres, les jambes, les bras, les mains, la tête de son garçon qui s\'enfonçait sous la glace. Juste avant que lui, son père, ne s\'enfonce pour toujours dans cette grande forêt.
Falco quittait parfois la cabane de longues heures. Il partait nager dans le lac en amont de la falaise. Il avait besoin d\'ébrouer son grand corps, un peu trop lourd — faire fondre sa graisse d\'ours — un ours au printemps, à la démarche pataude, qui a trop hiberné dans sa tanière durant des semaines. Il enfilait les bottes, la veste de peau, le bonnet rouge, retroussait son jean pour marcher dans la neige sale, celle de la saison brune, qui fond et se mélange à la terre.
Lorsqu‘il remontait vers le lac, il emportait toujours avec lui le livre d\'ornithologie qu‘il avait trouvé sous des feuilles dans la cabane — la page des faucons le fascinait. Leur figure totem revenait dans ses rêves. Il imaginait des cérémonies funéraires égyptiennes auxquelles il se voyait prendre part. Au cours de ses marches vers le lac, il arrachait les pages au fur et à mesure pour alléger le poids de son sac. Sa mémoire retenait, aussitôt qu\'ils les avait lus, les rituels de dressage de fauconnerie du Moyen Âge, l\'anatomie des oiseaux de proie, les noms des différentes espèces. Ensuite, il nageait une bonne heure. Il retournait sur la berge. Il ne s\'essuyait pas. Le soleil froid le sécherait, le temps qu\'il fume ses vieux mégots — ceux que l\'autre ermite lui vendait en contrebande. Il laissait sa peau brûler. Il voulait faire disparaître toutes les cellules de sa vie d\'avant, celle qui précédait la forêt. Entamer la chair, n\'être plus rien du père qu\'il avait été, se défaire de sa peau, devenir un homme sans passé. Sans futur. N\'être que cette brute épaisse du présent, ce colosse de la forêt, la nuit qui recouvre les cimes, le craquement des bois, les animaux qui hurlent à la mort, le couchant qui se noie dans le lac, n‘être que ces formes, ne plus appartenir au monde des hommes. Être la mue d\'un reptile qui pourrit lentement sous la chaleur, ou se ravive sous la glace. Devenir cette bête qu‘il a toujours été. L‘homme des ombres, la force du cosmos, tenir l\'origine dans sa main, la regarder vivre sous ses yeux.
Sur le ponton, il observait l‘eau se déplacer, le canoë glisser le long de la corde, le soleil se refléter sur la lame du couteau avec lequel il taillait un morceau des grands pins qui encerclaient le lac. Les souvenirs remontaient. Ils étaient une épine prisonnière sous la peau. Le dard d\'un frelon. La brûlure de l\'alcool des plaies qu\'on désinfecte.