L’Habit de naufrage par Eric Bouttier
Texte écrit en relation avec l‘ensemble L‘Habit de Naufrage réalisé dans le cadre d‘une résidence avec l‘Imagerie (Lannion) et le soutien de la Drac Bretagne.
Il y a trois sortes d‘hommes : les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer.
Platon
C’est une conque à la forme parfaite, magique tant elle est gracieuse dans ses fragiles et délicats détails ornementaux, posée sur une veste marine au tissu épais et au col élimé. Si la construction de l’image place le séduisant coquillage au centre de l’attention, elle interroge fortement en faisant émerger dans sa partie supérieure ce col au vide béant, qui fait du vêtement une enveloppe muette, sans corps pour l’incarner. Bien plus qu’un simple support décoratif au second plan, la veste irradie d’une vibration sourde. Sa présence - absence, à la fois opaque et fantomatique, résonne étroitement avec le titre choisi par Marine Lanier pour l’ensemble de sa série, L’Habit de naufrage : un titre- image puissant, construit sur une oxymore, qui évoque tant la relique mystérieuse que la scène tragique qui la précède. C’est un habit de terreur rongé par l’humide, en même temps que l’habit luminescent de la survivance, qui projette dans nos esprits le spectre d’un vêtement prestigieux mais flottant, souvenir d’un corps dissolu que l’on ne peut plus étreindre. L’Habit de naufrage est un habit de drames et d’énigmes.
Cette image contient et révèle les envoûtements mis en place par Marine Lanier pour élaborer des mondes entre chien et loup, d’apparence calmes, mais qui bruissent en réalité de mille feux et d’autant de fictions possibles. Réalisé en 2020 en Bretagne dans le cadre d’une résidence de création portée par L’Imagerie avec le soutien de la Drac Bretagne, L’Habit de naufrage s’inscrit dans le sillage du Capitaine de vaisseau (2014-2018), le premier et précédent opus de ce voyage au long cours entrepris par l’artiste dans l’exploration de son héritage familial, intimement lié à l’univers des marins, des océans et des récits mythologiques qui les rendent si fascinants. Le Capitaine de vaisseau déployait une imagerie foisonnante entremêlant l’aventure, le danger, l’exotisme, le sauvage, invoquant tant les épiques explorations et conquêtes maritimes que les superstitions des hommes de mer. L’artiste faisait également apparaitre les figures tutélaires de ses arrière-grands-parents, au cœur d’une légende familiale aux racines multiples : un arrière-grand-père capitaine de vaisseau, homme vénéré au titre militaire glorieux, mais qui n’aurait vraisemblablement jamais pris la mer, navigant pour la postérité sur un vaisseau fantôme ; et sa femme, la « femme du capitaine », qu’une maladie a rendue peu à peu aveugle, et qui laissera divaguer devant ses yeux des résurgences de son passé tout en vivant un présent voilé par des couleurs altérées. Face à cet illustre ancêtre érigé en pilier de la mémoire, en équilibre parfait sur les branches de l’arbre généalogique : son autre arrière-grand-père au destin plus discret et sans titre officiel, mais qui a réellement vécut une vie de marin, aux multiples périples néanmoins seulement chuchotés. Et tout autour de ces deux personnages en miroir l’un de l’autre tourbillonnent encore d’autres figures d’hommes de mers dans la saga familiale, inlassablement liées aux flots impétueux et aux horizons sans cesse contrariés.
Après avoir dessiné les contours de ce monde lointain que l’on pressent déjà en vacillement, Marine Lanier s’immerge avec L’Habit de naufrage dans la matière même de son projet – réaliser un voyage vers l’Ouest, vers l’océan, vers la réalité des récifs et le ressenti des embruns, monter sur un bateau et naviguer, arpenter des îles paradisiaques ou tempétueuses, écouter d’autres odyssées de morts et de marins, afin de construire des images en écho aux vies fantasmées de ses arrière-grands-parents, et aux propres légendes qu’elle s’est projetée depuis l’enfance à partir des histoires racontées dans le cercle familial. En même temps qu’il évoque la chute vers les profondeurs, le format vertical des photographies marque une nette rupture avec le chapitre précédent, dominé par les cadrages horizontaux comme autant d’échappées vers la fiction et le récit collectif. Ici, l’ensemble se resserre pour s’enrouler autour du motif de l’élément aquatique. L’eau, omniprésente, est à l’origine de chaque image : qu’elle en soit le sujet principal ou un simple signe métonymique l’appelant en creux (le phare, la bouée, ...), chacune porte en elle un lien évident à la mer.
L’artiste convie ainsi et mêle animaux, végétaux, minéraux, objets symboliques et documents d’archives au sein d’un vaste cabinet de curiosités, pour rejouer les fictions les plus ancestrales. Il y a bel et bien là les signes et les éléments de décors de l’aventure maritime : l’océan à perte de vue sous les astres majestueux (soleil de plomb, pleine lune brumeuse), les coraux et la jungle tropicale, les écueils menaçants et l‘épave, la pêche miraculeuse avec ses poulpes tentaculaires et ses étoiles de mer, l’hippocampe en suspension et le requin qui rôde, les sillons dans la roche palimpseste, la grotte secrète abritant un trésor. La cartographie de ce paysage-signe semble infinie, et Marine Lanier nous plonge dans un espace flottant au cœur d’une flore et d’une faune sous-marines luxuriante, où formes et couleurs fascinent par leurs éclats mystérieux. S’ajoutent quatre corps fantasmatiques masculins, figures héroïques dont la présence renforce l’inscription de la série dans un imaginaire légendaire : le portrait d’un jeune officier de la marine aux traits rimbaldiens ; le corps musculeux d’un marin tatoué, avec ses krakens et autres serpents de mers tortueux ; un scaphandrier, explorateur amphibie des abysses ; et la reproduction d’un portrait de Jules Verne , pater spiritualis créateur des récits fondateurs.
Mais derrière tous ces symboles aux motifs apparemment évidents se niche une ambivalence. Et plus qu’à travers le prisme des gravures limpides et riches de détails accompagnant Vingt Mille Lieues sous les mers (1870), ce sont les ténèbres solaires du Noyé d’Odilon Redon (lithographie de la série des Noirs, 1887) qui résonnent, avec ses rayons noirs et son espace aqueux et silencieux envahissant le cadre en volutes grises. Ici, chaque image se voile, se pare d’une teinte sombre. Tout comme l’habit de naufrage est hanté par l’absence de son corps disparu, l’homme aux tatouages et le scaphandrier n’ont pas de visages, il ne sont que des corps hybrides. Sur le portrait du jeune marin, c’est le destin d’un englouti qui se reflète et projette une ombre sur sa candeur. Ces fantômes hantent un territoire aux lumières et aux formes vacillantes, où l’horizon ne se laisse jamais dessiner clairement. Ce sont des images qu’on dirait évaporées dans le temps (comme si les pellicules utilisées par la photographe avaient elles aussi été immergées), qui suintent, gangrenées par l’humidité. Les couleurs sont ainsi dé-réalisées, accidentées, désaturées en de vastes monochromes moirés, d’ocres en pourpres, bruns, roses, rouilles, violines, vert-jaune soufres, bleus nuit. Au bord du perceptible, les formes émergent difficilement, enfoncées dans leur grain, et il faut s’en rapprocher, plisser les yeux, scruter dans la matière pour bien les discerner. Le soleil, lorsqu’il se fraye un chemin, se fait astre vert irradiant qui ferait se rejoindre en une boucle ontologique paysage originel et apocalyptique, ou explose en un contre-jour aveuglant, jusqu’à brûler l’image.
Entre fascination et inquiétude, une polarité toujours affleure : quelque chose d’indicible sous la surface irisée de l’eau. Les formats verticaux des photographies participent de cette sensation d’un trouble venant des profondeurs.
La pêche miraculeuse se teinte d’un trop-plein d’enchevêtrement de matières visqueuses, de corps flasques – c’est l’agonie lente, la suffocation, la noyade et le naufrage à l’envers. Les agaves tropicales jaillissent de l’obscurité telles des lames finement aiguisées – la lumière sculpte leurs longues feuilles pour mieux en révéler le tranchant et le cœur noir. Comme les débris d’un navire naufragé disséminés sur la côte, apparaissant ça et là au gré des marées, les images éparpillent leurs indices, à la fois limpides et ensevelis.
Si L’Habit de naufrage est fantomatique, c’est bien qu’il y est question de souvenirs faussés. Face à l’absence de réel, face aux destins qui se répondent et s’entrecroisent, face aux creux de l’histoire familiale, la quête de Marine Lanier est alors de façonner, de donner formes et contours aux fictions, de créer ses propres légendes, en s’inscrivant dans les pas de ceux de ses ainés. Elle superpose, invente, ajoute, travestit. En même temps qu’il évoque la représentation scénographique du vêtement d’un naufragé conservé telle une relique, L’Habit de naufrage convoque l’idée de parure, de mise en scène. C’est d’ailleurs sous la lumière primitive et encore balbutiante des pionniers du cinéma maritime que Marine Lanier nous convie, entre les explorations sous-marines scientifiques et fantastiques de Jean Painlevé et la pureté âpre et magique des « films bretons » de Jean Epstein (Finis Terrae, 1929, Mor’vran, la mer de corbeaux, 1930, L’Or des mers, 1931, Le Tempestaire, 1947) – dans des territoires où on filme, où on met en scène et où on enregistre pour la première fois. Tout comme son arrière-grand-père n’a jamais navigué et n’a fait qu’imaginer, avec ferveur, maintes aventures sans avoir pu en ressentir vraiment les grisements faute de les avoir réellement vécues, et tout comme des taches multicolores apparaissaient et dansaient sous les paupières de son arrière-grand-mère, les images de Marine Lanier se livrent comme des visions plus que des incarnations. La photographe construit des images mentales, dont la présence est incertaine et la nature indéterminée. Sont-elles seulement encore des photographies, attestant d’une matérialité, d’une réalité géographique et temporelle ?
Les images de Marine Lanier, à la plasticité trouble, ne se donnent pas à voir immédiatement. En elles plane un mystère, un sortilège. D’ordre fantasmatiques, elles tiennent du mirage. De la même façon que les récits qu’elles portent viennent de la profondeur de la mémoire des hommes, elles paraissent avoir été englouties, comme si elles avaient passé des siècles dans la cale d’une épave, et qu’elles ressurgissaient soudain à la lumière du jour, éblouies : des images semblables à de fragiles trésors, qui tomberaient en poussière dès lors qu’on les prendrait dans les mains.
Eric Bouttier