Marine Lanier, Les Contrebandiers, par Etienne Hatt, catalogue Flux, une société en mouvement, éditions Poursuite, 2020

Marine Lanier fait partie de ces photographes paradoxaux dont la pratique, pourtant fermement inscrite dans la réalité d’un lieu et d’un moment, cherche tout autant à s’en extraire. Dans les séries qu’elle compose depuis 2006, le présent se tourne vers le passé, le vécu se charge d’imaginaire et le familier ouvre vers l’étrange : le réel passe au filtre du regard et de la prise de vue, qui refusent toute forme d’objectivité et toute idée de transparence.
Ainsi, loin d’être un reportage sur l’économie frontalière clandestine des biens et des personnes – mais riche de sa mythologie –, « Les Contrebandiers » est une évocation poétique d’une marginalité discrète et nomade incarnée par les quelques silhouettes humaines qui la peuplent. Ces dernières, quoique repliées sur elles-mêmes ou sur leurs gestes, dialoguent avec des paysages de montagne qu’elles pourraient avoir traversés et des objets de fortune – un gobelet de fer blanc, un couteau, un livre – qui pourraient leur appartenir.
À l’alternance des types de motifs répondent des variations de distance et de chaleur. Si les plans – rapprochés, moyens, éloignés – dépendent des sujets – objets, corps, paysages –, ce n’est pas le cas de la température des couleurs. Elles tendent vers le monochrome gris, bleu ou or, sont enneigées ou brûlantes des rayons du soleil. Leur association à l’obscurité ou à la clarté est amplifiée par les supports métalliques, mats ou brillants des tirages. Sans systématisme, de manière apparemment intuitive, Marine Lanier croise les rythmes ternaires pour faire circuler le regard entre des sensations, des sentiments, des états et des énergies contrastés – pour ne pas dire opposés.
On retrouve dans « Les Contrebandiers » bien des traits des travaux antérieurs de la photographe. Le premier est le goût des symboles. Substantifs précédés d’articles définis, les titres confèrent aux images une valeur générique emblématique : La Fatigue suivra L’Ascension mais Le Brouillard s’opposera à L’Éclaircie. Le second est, en effet, leur mise en tension. « Le Soleil des loups » (2015-18) confrontait déjà le jour et la nuit mais Marine Lanier semblait résoudre la contradiction en baignant dans une lumière d’éclipse la vie de deux enfants sur le relief inversé d‘un plateau volcanique. La série « Les Contrebandiers » exacerbe quant à elle les polarités. Les frontières administratives et légales, dont semblent se jouer les hommes et les femmes qu’elle a photographiés, s’effacent devant des frontières sensibles, voire existentielles, nées de la montagne et de ses contrastes.
C’est pourquoi il est finalement erroné de parler de paysage. Chez Marine Lanier, la nature ne se contemple pas mais s’éprouve tout en se fabulant. Elle est un environnement, un milieu, à la fois physique et fantasmé. D’où ces variations entre les images. D’où leur atmosphère voilée. D’où ces figures absorbées. D’où cette lumière qui, froide ou chaude, nous unit au monde. Chez Marine Lanier, il n’est pas question de point de vue, mais de point d’immersion.

Étienne Hatt