Texte de Xavier Jullien, directeur artistique, Espace Arts Plastiques Madeleine-Lambert, Vénissieux, 9PH, Lyon Septembre de la Photographie
Le soleil des loups révèle une nouvelle facette d’un travail photographique axé autour du clan, nourri de littérature (Jack London, Joseph Conrad) et de cinéma (Werner Herzog, «Sa majesté des mouches» de Peter Brook), évoluant sur un fil en tension entre réel et imaginaire.
Marine Lanier a suivi durant trois ans le parcours de deux enfants devenus adolescents, un appareil argentique moyen format en main. Sur l’immensité d’un plateau basaltique, dans des bois qui pa¬raissent sans limite et intemporels comme une forêt primaire, leurs jeux se déploient.
Un particularisme inouï de ce paysage tient à son histoire géologique : c’est un relief inversé, littéra-lement « un monde à l’envers ». Les couches anciennes de l’écorce terrestre ont affleuré à la surface, tandis que de plus récentes ont été enfouies au pied du plateau par l’activité du volcan.
Cette métamorphose de la roche et de la terre trouve un reflet vivant dans la croissance et l’émanci-pation des adolescents : une révolution intérieure dont le paysage est le réceptacle.
En recourant au symbolisme le plus essentiel - le soleil, l’eau, le feu, l’arbre ou le chasseur - les images de Marine Lanier mettent en scène ces éléments comme les dénominateurs communs de l’humanité. Contemplative ou hostile, la nature ici personnifiée dévoile sa beauté enveloppante et ambigue.
Provoquant une plongée dans ce monde à la fois tendre et brutal, Marine Lanier capte la complexe et sauvage relation qu’entretiennent ce lieu naturel et ses habitants claniques : d’une part une nature indomptable, de l’autre des adolescents qui y évoluent avec force et sans loi.
On lit dans chaque image que leur liberté est immense, déraisonnable, vertigineuse ; elle est comme une expression universelle de l’adolescence elle-même. Ils connaissent la rivière, les aspérités de la falaise et semblent apprendre l’exploration, la chasse, la nage, de la nature elle-même. En une étonnante symbiose, leurs corps (parfois casqués, armés, habillés de vêtements techniques futu¬ristico-primitifs) se confrontent à la rugosité du minéral, la désorientante luxuriance du végétal, la fluide et noire profondeur de l’eau, baignés dans une lumière aveuglante et sombre à la fois : un jour paradoxal, une nuit américaine, le soleil des loups.
Leurs visages d’enfants impassibles les font passer pour des adultes : ils n’ont pas d’âge, comme la forêt elle-même, avec laquelle ils se confondent, camouflés dans les feuillages, portant peintures de guerre dans les fougères, évoluant lentement dans l’eau à peine mobile, comme ces animaux sau¬vages aux peaux mimétiques qu’on ne découvre qu’au moment de la rencontre, invisibles dans la roche ou l’écorce tant qu’ils le décident.
Dans ce qui apparait comme des rites initiatiques, ces adolescents sylvestres fabriquent eux-mêmes des lances, se déplacent avec des cordes de rappel, ne perdent jamais leur chemin. Ils sont comme le trickster des cultures anciennes : joueurs, dangereux, imprévisibles ; des espiègles qui perturbent l’onde, la surface et l’ordre de nos certitudes sur l’enfance.
Xavier Jullien, septembre 2018