CONSTRUIRE UN FEU, La Bégude de Mazenc, France, 2010

Travail réalisé en résonance avec la nouvelle éponyme de Jack London lors d‘une résidence d‘artiste Ecritures de Lumière / Ministère de la Culture et de la Communication à Angle art contemporain, Saint-Paul-Trois-Châteaux.

Ensemble de 12 photographies couleur, 100 x 78 cm, tirage jet d’encre pigmentaire contrecollé sur dibond.

(...) Au matin, mon père empoigne les journaux, le petit bois, les morceaux de cagettes. Les allumettes. Il les jette au sol, derrière lui, sur la dalle froide. Il trie grossièrement. Tout ce qui s’accumule, ce qui traîne depuis des mois, dans le fond du garage, au-dessus des bâches. Il éclaire plusieurs brasiers pour faire partir le tas. Il tourne autour avec du journal allumé, comme on dirige son regard avec une torche, dans l’intérieur d’une grotte. Du journal qu’il froisse, glisse en travers des branches, vers ce qui est sec, les cagettes, les brindilles, les épines, plus loin, vers la terre, les racines, les feuilles encore vertes — elles brûlent en dernier — ce sont elles qui mettent le plus de temps à se consumer, leur jeunesse résiste encore aux flammes. Elles défient l’incandescence, se refusent à noircir sans laisser leur sève lutter. Le carton se gonfle de cloques brunes, dorées, blanches de lait. Le feu brille de façon irrégulière, plus ou moins fortement par endroits. Sans que nous puissions prévoir cet instant, une immense flamme s’empare du gros bois. Il faut se reculer. Très vite. Quelque chose nous happe — une fulgurance jaillit sur nos visages, une ombre recouvre nos peaux. La chaleur nous retient au bord du cercle. Le feu nous enveloppe de son odeur âcre, forte, charnelle, définitive. Le brasier est un aimant, lumineux, brillant, aux facettes qui se tordent dans le brouillard autour. On se tient en silence, hypnotisés par la hauteur des flammes. Au-delà des joies, des drames, du temps qui passe, des récits antiques, des mots qui s’arrachent eux-mêmes à la vie. Tout se déroule dans l’immédiateté de l’élément. Le mutisme est chargé des mots que nous n’échangeons pas. Nous savons qu’il n’est plus nécessaire d’appeler, de vouloir habiter l’absence de paroles, de crier dans l’obscurité. Nous imaginons la beauté de ce qui est indicible, l’étrangeté de l’innommable, les espaces ouverts de ce qui est impensable, les lointains tragiques de ce qui échappe, fuit, circule à travers nous. Nous connaissons le goût de la chair qui entoure le noyau de fruit mûr — il s’écrase sur le sol du verger des mirabelles, et sur le sol de tous les autres vergers. Il nous unit tous les quatre, les vivants. Et puis, la gangue, elle nous a longtemps retenus à l’intérieur, nous parvenons peu à peu à la déchirer avec les années, c’est une membrane que nous écartons de nos doigts — de nos mains d’où partent des racines secrètes qui s’enfoncent dans l’humus. Mon père vient de bêcher le sol avec le talon des bottes en caoutchouc. Tout cela nous invite à vieillir, à célébrer notre existence comme une force, une puissance, à faire de notre vie des champs de pierres à retourner sous la lune. Le papier se tord. Des fleurs noires éclosent sous nos yeux. Des boursouflures bistre, rousses, jaunes éclatent dans l’air. Le feu dessine d’autres visages. Des formes dans les formes. Des paysages mouvants. Des montagnes s’affaissent doucement dans l’érosion liquide. Des déserts. Des lacs calcinés. Des roses des sables brunes. Des plantes carnivores rongées par leurs sucs. Des flammes bouton d’or éclatent comme mille soleils dans les branches qui s’éloignent.(...)

Marine Lanier, août 2015

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